Le Grajé


LE GRAJÉ est certes un rythme guyanais, mais c’est aussi tout un monde : le monde du Grajé.


Danse Grajé Immortels GuyaneUne origine datant des « habitations »

Le Grajé est né sur le « territoire des savanes » et en est devenu ainsi son symbole. Il est une des composantes incontournables de l’immense patrimoine immatériel guyanais. À l’origine, les habitants d’Iracoubo, de Sinnamary, de Kourou ainsi que leurs hameaux (Karouabo, Malmanoury, Renner, Corossony,Trou Poisson, Organabo) se regroupaient lors de swaré tanbou, mélange de vie sociale et de divertissement.

Le nom du Grajé est utilisé tout à la fois pour le rythme, le pas de danse, les chants et est associé à la tenue vestimentaire ainsi qu’aux tambours.

Selon certains historiens, le Grajé est né au 18ème siècle et provient du terme «  roun graj  » qui désigne une râpe. Grajé veut dire râper. Les danseurs évoluent les pieds effleurant à peine le sol comme pour les ' râper '.

Rape à maniocrape maniocD’après d’autres sources le Grajé serait effectivement une danse née directement sur les plantations, chez les esclaves des champs. Ceux-ci utilisaient la râpe, graj, pour râper, grajé le manioc ou tout autre tubercule, et le tambour rythmait leurs gestes. Toujours selon ses mêmes sources, l’observation du pas de base du Grajé, apporterait un argument supplémentaire, en ce sens qu’il ‘évoque le mouvement des mains sur le graj (la râpe). Certains tanbouyen miment d’ailleurs ce geste évocateur, quand ils « battent  » le Grajé.

Une origine plus lointaine et ailleurs qu’en Guyane ?

Certains le pensent !
Figurine femme et tambourinLe tambour sur cadre se retrouve sur tous les continents et remonte depuis l’époque où l’homme a commencé à fabriquer des instruments à percussion. À notre connaissance le rythme Grajé n’existe qu’en Guyane ; on peut légitimement conclure que c’est un « pur produit autogène » qui s'est 'développé de lui même'. Cependant, qui le premier l’aurait fredonné et tapoté en Guyane ? Celui-ci ne faisait-il pas appel au souvenir d'une sonorité aujourd’hui disparu d'un village d'islam en Afrique ? Peut-être même qu'il sagirait d'une femme.
(Photo: figurine d’une femme maniant un tambour sur cadre datant d’environ 800 ans avant J-C.)

 

Tanbou Grajé ou Srèk Tanbou

Concernant l’accompagnement, le principal instrument utilisé pour jouer le Grajé est le tambourin ou tambour sur cadre, appelé aussiTanbou Grajé ou ti tanbou Grajé, mais encore srèk tanbou (srèk veut dire cercle, soit srèk tanbou pour tambour circulaire).

Tanbou grajéLes dimensions du Tanbou Grajé sont quasiment identiques à celles du Bendir (voir encadré ci-dessous). Le Tanbou Grajé a un diamètre d'une trentaine de centimètres, et d'une profondeur d'une dizaine de centimètres. Le cadre est là aussi formé d'un cerclage de bois, recouvert d’une peau de chèvre (kabrit) collée sur tout le cadre, mais les meilleurs joueurs de Grajé affectionnent la peau d’agouti (rongeur d’Amérique du Sud).

Dans la région qui s’étend de Kourou à Organabo, fief si l’on peut dire du Grajé, celui-ci est joué d’une manière « vraie », c’est à dire que le principal tambour utilisé est le tambourin qui sert presque exclusivement dans les rythmes traditionnels créoles guyanais, à jouer le Grajé.

Immortels SinnamaryImmortels Sinnamaryles tanbou Grajé se jouent toujours debout, face à un podium (lorsqu’il en existe un) où se tiennent les chanteuses, constituées en un chœur avec lequel la chanteuse principale, Larenn, dialogue essentiellement dans le style responsorial (appel – réponse = couplets entonnés par la chanteuse soliste – refrain repris par le chœur). Les tanbouyen pour leur part, tiennent leur instrument de la main gauche et le frappent énergiquement avec la main droite (ou inversement) pour le faire « sonner ».

 

Le tambour sur cadre, un instrument universel

Ie Tanbou Grajé n’est rien d’autre qu’un instrument à percussions issu de la grande famille des tambours sur cadre, instruments qui remonte à la nuit des temps et est présents sur tous les continents.

Bible Myriame TambourinDans la Bible cet instrument est mentionné dans un évènement qui date de plus de 3500 ans, en Exode au chapitre 15, verset 20 : « Alors la prophétesse Miriam, sœur d'Aaron, prit son tambourin. Toutes les femmes d'Israël la suivirent en dansant au son des tambourins. «  Bible en Français courant.

Bendir africainLe tambourin qui ressemble le plus au Tanbou Grajé se trouve en Afrique, il s'agit du : Bendir.
Le Bendir est un instrument que l’on retrouve dans toute l’Afrique du Nord, le Maghreb. Il a un diamètre de 30 à 40 cm, pour une profondeur, d’une quinzaine de centimètres, voir plus. Le cadre est formé d'un cerclage de bois. Une peau de chèvre collée recouvre tout ce cadre. Un trou est aménagé sur le cadre afin de faciliter la prise en main.

Bendir-3-timbresBendir-1-timbreDes Bendirs possèdent des Timbres de cordes en boyau visibles qui donne un son bourdonnant et accentue le grave : trois timbres de cordes à l’intérieur du cadre, juste sous la peau, (photographie de gauche), et un timbre de corde visible à l’extérieur du cadre, posé sur la peau, (photographie de droite). Au contraire du Bendir, les Tanbou Grajé n’ont pas de timbre de corde.

Joueurs bendirOn le joue assis ou debout lors des festivités, avec des frappes énergiques des mains et des doigts, avec parfois des mouvements de tournoiement autour du pouce. Les joueurs peuvent aussi frapper horizontalement le Bendir c’est-à-dire en gardant la peau par-dessous. C’est l’instrument roi des fêtes et danses folkloriques dans toute l’Afrique du Nord.




PandeiroTamborimPlus proche de nous, au Brésil, dans le genre musical Samba sont utilisés deux types de tambours sur cadre : le pandeiro et le tamborim. La Samba de roda, style musical afro-brésilien, originaire de l’état de Bahia, est une variante plus traditionnelle, dans laquelle sont utilisés ces mêmes tambourins, ou tambours sur cadre.


Amériendien tambourim-mailloche

Au Guyana, les Amérindiens Makushi de la région du Rupununi, utilisent eux aussi des tambours sur cadre, qu’ils frappent avec une mailloche, ou un hochet (chacha) afin de produire la pulsation voulue.



Buben ChamanChaman Altaï

Dans la Fédération de Russie se trouve des Républiques telles que « Trouva » et « Altaï » ou il se trouve des tribus qui font usage d’un tambourin appellé « Bube ». Il est aussi utilisé avec un maillet dans des cérémonies chamanique comme chez les Amérindiens.

 

BodhrànLe Bodhràn, est un tambour traditionnel Irlandais. Il est constitué d’une peau de chèvre, de bouc ou de kangourou tendue sur un cadre en bois circulaire. La tension de la peau est aujourd'hui réglée par un système de clefs. La plupart disposent d’un ou deux travers en croix fixés à l’intérieur du cadre permettant au « bodhràner » de tenir l’instrument. Il se joue avec un bâton (stick ou tipper). A l’origine, il fut utilisé comme tambour de guerre, de fait, certains pensent qu’il viendrait d'un vieux tambour de guerre Celte.

Tambourin IndienLa kanjira est un petit tambour sur cadre utilisé par les Indiens de l’Inde. D'un diamètre de 10 à 20 cm, il est en un bois épais de tun ou de jacquier. La peau est à l'origine une peau de lézard ou d'iguane mais elle est souvent en peau de serpent ; toutefois, vu la protection des reptiles, elle est de plus en plus souvent en chèvre. Mais cette nouveauté ne rend pas les effets spéciaux que donnent les peaux de reptiles qui se distendent beaucoup quand on les mouille, permettant ainsi des variations mélodiques.

Tambourin IranLe daf (ou def, duff, deff, defi, defli ou dap) est un grand tambour sur cadre de la tradition persane utilisé (comme le zarb) pour accompagner la musique iranienne, mais qui est aussi répandu (sans ses anneaux) du Moyen-Orient notamment en Turquie, en Arménie et en Azerbaïdjan jusqu'à la Sibérie en passant par l'Asie centrale. Il est sans doute à l'origine du tar arabo-andalou répandu au Maghreb et qui a atteint l'Europe médiévale.

Tambourin Arabe

Le riqq ou rekk est un tambourin arabe répandu au  Moyen-Orient. Il a la particularité d’être en peau de requin, d’être serti de nacre, est muni d'un double rang et possède des cymbales.

 

Aux Antilles Françaises est utilisé le Tanbou di bas ou di bass ('tambour des Basques'). C'est un tambour sur cadre, en général il est agrémenté de sonnailles dans des fentes se situant sur son cadre. En Martinique, dans l'orchestration de la haute taille et également dans les musiques de campagne dites « Bals des sages ». En Guadeloupe, il entre dans l’orchestration du Quadrille.


Il existe d'autres peuples qui font usage de tambour sur cadre, nous n’avons donc pas la prétention de tous les recenser ici. Ce tour du monde des tambourins montre que les guyanais avec leur Tanbou Grajé perpétuent une pratique qui est universelle.


Tanbou Foulé, Tanbou Koupé

Le Grajé à ses particularités. Il existe des Tanbou Grajé pour l’accompagnement, dit Tanbou Foulé et des tambourins pour les solistes, dit Tanbou Koupé ou Dékoupé. Les dimensions sont un peu différentes, mais la différence tient essentiellement à la nature de la peau utilisée pour recouvrir l’instrument, ainsi qu’à la manière de frapper ces instruments.

● Les Tanbou Foulé, de taille moyenne, sont le plus communément recouverts de peau de chèvre, et les frappes se font avec le bout des cinq doigts que l’on fait claquer sur le centre du tambour, pour les deux premiers sons aigus, et doigts serrés, le pouce dépassant sur le champ, une frappe sur le bord du tambourin, pour le son grave, alors que...

● ... le Tanbou Koupé ou Dékoupé, dont le cadre est plus petit que le précédent, est lui recouvert d’une peau de Karyakou (le petit Daguet brun (Mazama nemorivaga), un petit cervidé d’Amérique du Sud) ou de peau d’agouti. Le Tanbou Koupé est destiné à l’improvisation. Sur ce tambourin, les frappes s’effectuent avec le bout des doigts sur le bord du tambour : doigts écartés pour les sons aigus, et fermés pour les sons graves. Il exécute l’essentiel de son jeu à contre temps. Ainsi il se démarque de ses accompagnateurs également par la dextérité de son jeu et par la virtuosité de ses rythmes asymétriques (jwé a koté) enchainant contretemps, syncopes, hoquets et d’autres formules encore. Une partie de solo improvisée dure généralement un peu moins de 5 minutes ininterrompues.

(A noter que, dans quelques localités, on utilisait un tambourin spécifique Plonbé ou Dévidé, d’un diamètre plus large que celui du Foulé ou du Koupé, qui servait de marqueur métrique, mais son utilisation est aujourd’hui désuète.)

Le « Ka » ou « Zoban » un tambour guyanais disparu ?

Imaginez un tambour réalisé avec un tronc d'arbre évidé comme le Yongwé du Kanmougwé etayant la peau collée comme celui d'un tambourin Grajé ; voilà ce qu'était le « Ka » guyanais, un Pépite d'ortambour 'rustique' ayant un son spécifique utilisé lors des bals Grajé et servant de marqueur métrique.

D’après certains anciens, le « Ka » était nommé dans certaines localités « Zoban ». Le hauban sur un voilier, est un des câbles qui maintient le mât en position verticale. Aussi le nom Zoban renvoyait-il au mât d’un voilier, car ce tambour était une pièce de bois verticale, un morceau de tronc relativement long, comme peut l’être d’ailleurs le mât d’un voilier.
(Photo Musée des Cultures Guyanaises)

La peau utilisée était généralement celle d'une biche (Daguet rouge, autre cervidé de Guyane). Comme pour le Tanbou Grajé elle est collée sur le corps et par conséquent doit être également chauffé pour être accordé. Mais celui-ci est aujourd’hui rarement utilisé lors des prestations de Grajé et est généralement remplacé par le Tanbou Plonbé, un tambour en tonneau qui sert de basse dans le Kasékò et les autres rythmes créoles guyanais.

A savoir :
En Guadeloupe, le Zoban est le nom donné au cercle métallique rembourré et possédant des anneaux (dans lesquels passera une corde de tension) qui encercle le haut d’un tambour tonneau et permet de fixer puis de tendre la peau.

Les Guadeloupéens appellent leur tambour traditionnel “Ka” et le  “Gwoka” (ou “Gwo ka”) la musique, le chant et la danse qui se pratiquent avec celui-ci. Selon le site Internet  citypercussion.com : « Le terme Ka proviendrait de « Gros Quart » qui désignait un des volumes des tonneaux de salaison ou de vin utilisé à l'époque coloniale. Dans le même ordre d'idée, il pourrait provenir du mot « Caques », appellation désignant des tonneaux servants à conserver les harengs salés, de consommation courante à l'époque coloniale. A partir des années 1960 a été proposé une autre étymologie possible, celle de « N'Goka » qui désigne un petit tambour de Centre-Afrique. Aucune de ces trois hypothèses n’a été à ce jour validée. »


Un accord au feu de bois

Accord tambourin aux feuTest tambourin chaufféOn accorde les Tanbou Grajé en les plaçant à proximité d’un feu de bois. Ils sont disposés en cercle à une distance leur permettant de chauffer sans que la peau ne brûle. C’est la chaleur qui tendra la membrane. Les instruments sont régulièrement chauffés, dès que nécessaire, sans que la musique ne s’arrête un seul instant, ce, du début vers 21h-22h et se clôt entre 5,6 ou 7h, le lendemain matin.

Lors de la préparation de la Swaré Grajé, environ une demi-heure avant le début de la soirée, les tambourins sont accordés au feu de bois dans un lieu consacré, généralement un socle en ciment spécialement conçu, ou un « fouyé difé  » c’est-à-dire un réceptacle ou un lieu où on fait du feu, un foyer. Durant toute la Swaré Grajé, les tanbouyen se relaient à plusieurs reprises pour accorder leur Tanbou Grajé, puis retrouver la salle de bal.

Le tanbouyen vérifiera ainsi l’accord de son tambour en le frappant, afin d’en écouter la résonance. Il va essuyer, comme s’il la caressait, la surface de peau pour en atténuer la chaleur.

Le tanbou koupé est chauffé d’avantage que ses accompagnateurs (tanbou foulé et plonbé). On en obtient un son plus sec et plus aigu qui lui permet de se placer au-dessus de la mêlée du jeu orchestral et de mieux faire entendre « sa parole » musicale.

Au contraire des autres rythmes, dans lesquels les tambours sont au nombre de trois, le Grajé lui fait appel à plusieurs tanbouyens. Ainsi, on retrouve, uniquement pour le Foulé (l’accompagnement) de 4 à 7 tambours sur cadre, voire exceptionnellement plus.

Le Tanbou koupé lui, est joué en général par le tanbouyen le plus expérimenté, qui se place aucentre d’un demi-cercle, voire d’un cercle, formé par les Foulé.
Il s’agit du « dòkò  », qui est le plus doué des tambourinaires du groupe. Il a la maîtrise de l’instrument et dispose d’une large connaissance sur la pratique et les valeurs tant musicales qu’extra-musicales qui, ici, sont étroitement associées à l’art des sons grajé.

Joueur école musique de KourouPour préserver la dynamique du jeu orchestral, il s’opère un changement dès que nécessaire et sans interruption du jeu musical, des accompagnateurs et du soliste qui se relayent ainsi tout au long de la soirée.
Le soliste qui remplace le prédécesseur lui fait la demande, par un « appel », c’est-à-dire en jouant quelques notes aux formules codées relativement complexes.

Il y a deux façons de jouer sur le Grajé sur Tanbou koupé. Il y a le jeu « a lanmen » (soliste debout, tambourin tenu à la main) ainsi que le jeu « a tchwis » (tambourin maintenu entre les cuisses), qui nécessite que le soliste soit assis, il a alors les deux mains libres pour faire ses improvisations. Cette position lui permet de faire preuve encore de plus grande dextérité et virtuosité, grâce à l’usage, cette fois, de ses deux mains.

Koupé GrajéPour les sons aigus, pour les improvisations (solo), main à plat, extrémité des doigts sur le bord du cadre du tambour (photographie de gauche), et pour le foulé (accompagnement), main en cloche, extrémité des doigts au centre (photographie de droite).

Foulé Grajé

 

Pour les sons graves, la main est tenue à plat, avec les doigts rapprochés, sauf le pouce.

(Photos Musée des Cultures Guyanaises)

 

Un rythme lent et majestueux

De manière générale le Grajé est un rythme assez lent et majestueux, mais il peut aussi être joué de façon plus « vivante », plus accéléré en fonction du chant. C’est justement le chant qui est maître dans le Grajé. En effet, les chants de Grajé sont souvent nostalgiques ou décrivent les misères et vicissitudes de la vie guyanaise, mais ils peuvent aussi être joyeux.

Le rythme du Grajé est un ostinato à trois notes, deux aiguës (plus précisément deux claquées) et une grave (Dé ralé ké roun lagé). Le foulé du Grajé est de ce fait joué d’une seule main, l’autre main servant au tanbouyen à tenir le tanbou Grajé.

Il est à noter que le Dévidé varie avec l’accentuation du rythme : des chants sur un rythme lent (Grajé lan) correspondront à un Dévidé ‘classique’ à deux ou trois notes (voir tableau ci-après) ; un rythme plus rapide, voir très rapide (Grajé roumen) appelle un marquage métrique plus rapide à trois ou quatre notes.

Foulé Grajé
(● = son grave ; ○ = son aigu)
D D D Ou les trois notes avec la main Gauche

Foulé Grajé (en-haut) + Dévidé (en-bas)
(● = son grave ; ○ = son aigu)
Correspondant à une mesure

 

Une danse d'ouverture avec des protocoles

Le Grajé peut être qualifié de « danse de salon », en ce sens que c’est le rythme qui ouvre en général les soirées traditionnelles et qu’il est dansé dans une maison, au contraire d’un Béliya ou d’un Kanmougwé qui sont eux, des rythmes et danses de travail.

L’homme est correctement vêtu et tient un chapeau de feutre à la main qu’il abaisse devant sa cavalière au moment de danser avec elle. La tradition veut qu’un seul couple danse le Grajé à la fois. Quand un cavalier arrive sur la piste de danse, il salue sa cavalière en abaissant son chapeau. Ceux-ci doivent alors saluer les tambours puis font le tour de la salle au rythme du Grajé. Aux pas de danse du cavalier, lui répond les pas de danse de sa cavalière. Si un autre cavalier souhaite alors danser avec la danseuse alors en piste, il doit s’avancer vers le couple et saluer le cavalier en piste. Ce dernier lui cède alors la place. Il en est de même pour une dame qui souhaite danser : elle doit alors « relever » la danseuse en piste.

De nos jours le succès des soirées à thème Grajé (Swaré Grajé) fait que le nombre important de cavaliers et de danseuses ne permet plus qu'un couple à la fois puisse occuper seul la piste. Tout le monde danse ensemble dans la salle. Les soirées Grajé vont en général de 22h jusqu'à l'aube. Tout au long de la nuit se succèdent les tanbouyen, les chants et les danseurs et danseuses. Leurs pas consistent à glisser sur le sol, « Yé ka grajé atè-a », littéralement: « ils râpent le sol ».

Les Bals Grajé étaient dans le temps, l’occasion de s’amuser mais aussi de tenir la chronique sociale à l’instar de ce qui se passait dans les salles « Konvwé  » lors des soirées Kasékò.

« Grajé Kayenn » sans tambourins

Nous l’avons dit plus haut, le Grajé, dans sa région de prédilection, est exclusivement joué sur des « tambourins » ou tambours sur cadre. Mais en dehors de cette région qui s’étend d’Iracoubo à Kourou, en passant par Sinnamary (sans oublier leurs hameaux : Karouabo, Malmanoury, Renner, Corossony,Trou Poisson, Organabo), le Grajé est joué sur les tambours en tonneau, dits « Tanbou Kasékò ». Cela nous amène à parler du « Grajé Kayenn ».

Comme nous l’avons évoqué plus haut, le Grajé serait un rythme et une danse nés directement sur les plantations, chez les esclaves des champs. Mais avec la mise en place des liaisons maritimes et l’ouverture des routes reliant les différentes communes entre elles, rendant ainsi possible les rencontres de leurs habitants, le Grajé est « monté an vil », il a fini par arriver à Cayenne. Le tambour en tonneau, lui, étant particulièrement développé dans la région de Cayenne et ses environs, le Grajé a dû s’adapter, ou a plutôt dû se résigner à l’absence des tambourins.

Ainsi est apparu le « Grajé Kayenn », comme se plaisent à l’appeler vulgairement les authentiques joueurs de Grajé et les inconditionnels du Grajé ‘vrai’.
Joué sur les tambours en tonneau, le Grajé perd de sa superbe, car alors son « son feutré un peu blanchi » caractéristique, disparaît. Le jeu « a lanmen », c’est-à-dire le solo joué debout, d’une seule main, est remplacé par un jeu « a tchwis » qui ne reste cependant pas un jeu de soliste de Grajé originel.

Mais il a fallu, au Grajé, faire des compromis, pour devenir et rester encore à ce jour, le rythme débutant les rencontres et soirées traditionnelles. Il lui a fallu faire ces compromis dans un monde à la vie de plus en plus trépidante, celui de la ville, où l’on n’a plus le temps de laisser tranquillement s’accorder des tambourins autour d’un feu de bois, et où il serait malvenu, dans une salle de spectacle, bénéficiant d’installations de haute technologie, ‘d’y mettre le feu’… (Juste par souci de précision, ce n’est pas le feu, mais la chaleur émise par le feu qui permet de tendre la peau des tambourins – c’est une évidence !)

Quand le Grajé se joue dans cette configuration, le ou les tambours qui jouent l’accompagnement doivent être couchés sur les cuisses des tanbouyen et avoir leur son dirigé vers le tambour qui est au milieu, celui qui joue les solo, c’est-à-dire celui qui improvise. Le foulé s’effectue sur les tambours de même nom, tanbou foulé, le marquage métrique (basse) se joue sur le tanbou plonbé, et le soliste joue sur le tanbou koupé ou dékoupé.

Toutefois, depuis quelques années, le retour du Grajé authentique, joué sur les tambourins, a été très apprécié des habitants de Cayenne, ce qui a ravivé l’intérêt des citadins amoureux de la culture musicale locale pour le savoir-faire des communes.

Ne l’oublions pas, le bal Grajé ou « Dansé Grajé » est dans le Pays des Savanes (Kourou, Sinnamary, Iracoubo) une manifestation vivante de l’originalité culturelle de cette partie de la Guyane, où l’histoire économique, humaine et même familiale a forgé une identité particulière, inscrite au cœur du patrimoine régional.

La danse du Grajé

Mme Monique Blérald nous décrit cette danse, lorsqu’elle est exécutée lors des prestations folkloriques et traditionnelles :

« Pas de base du Grajé : le pas « glisé »
Le pas de bas du Grajé repose sur le glissement. L’apprentissage de ce pas est important. Il est à la base de nombreux autres pas de danse.
Pour le pied droit :
1 – piquer le pied droit à côté du talon du pied gauche posé à plat sur le sol
2 – dégager ce même pied droit en glissant vers l’avant
3 – piquer le pied gauche à côté du talon du pied droit posé à plat sur le sol
4 – dégager le pied gauche en le glissant vers l’avant
5 – ramener le pied droit talon légèrement relevé et le pointer juste à côté du talon du pied gauche posé à plat sur le sol
6 – glisser vers l’avant le pied droit bien à plat sur le sol.
Effectuer le même mouvement avec le pied gauche, puis poursuivre en alternance avec les deux pieds. Le glissement peut être sur place, en avant / arrière, latéral.

Le pas valsé

Le pas valsé est dansé surtout au moment du refrain. La chanteuse-soliste demande aux danseuses de pavwézé c’est-à-dire de valser afin que l’on admire leur beauté, leur élégance. Le pas valsé est donc constitué de demi-tours que le cavalier ou la cavalière exécute sur place avec le pas glisé. Les danseurs ne se tiennent pas par les mains. Ces derniers peuvent également valser en se déplaçant mais toujours en respectant le pas glisé.

Le pas « tournen »

Le danseur fait tournoyer sa cavalière à gauche, à droite devant lui, en la faisant passer sous le bras. Ils se tiennent par la main, les bras en demi-couronne à hauteur du visage. La couple peut effectuer ces rotations sur place, mais en se déplaçant.

Le mouvement des bras

Il consiste en un balancement, en alternance, de bas en haut et de haut en bas de chaque bras alternativement, mais en opposition avec le pied pointé en arrière. La cavalière pince son Kanmza ou sa robe de chaque côté avec les mains. Lorsque dans le Grajé la chanteuse-soliste ordonne de balansé, ceci correspond également au pas glisé, harmonie entre le mouvement des bras et le glissement des pieds.

Pas spécifiques aux cavaliers

En plus de ces pas communs aux hommes et aux femmes, les hommes ont des pas spécifiques mettant en évidence leur masculinité. Ainsi penchés vers l’avant, lorsqu’ils avancent, ils accomplissent des ronds de jambes, c’est-à-dire des arcs de cercle avec chaque jambe, de l’extérieur vers l’intérieur. Ils ont la main droite tenant un chapeau sur la poitrine et la main gauche derrière le dos.

Le « Grajé  roumen »

On distingue le Grajé simple (ou Grajé lan) du Grajé « roumen » qui rappelle davantage le va-et-vient pesant sur le graj (la râpe).

Lors des Bals Grajé, qui sont l’occasion de s’amuser, il en est autrement.
Avant toute chose le Grajé ne peut se danser, pour une cavalière sans un Kanmza, que la femme se noue à la taille, complément aux figures en gestes d’élégance, de séduction ou de provocation. » Le « Kanmza » (du mot portugais « Camisa », qui signifie chemise ou du français « Camisard ») est un rectangle de tissu que les Guyanaises se nouent donc autour de la taille.

Laissons Mme Pindard nous raconter la suite:
« Dans le Grajé le pas des danseurs glissent sur le sol de droite à gauche. C’est une danse élégante pendant laquelle la femme se fait admirer. On emploie le mot pavwézé (pavoiser, se pavaner, faire la belle). Les hommes tout en faisant glisser leurs pieds sur le sol, se penchent en avant, en sautant et en se balançant de droite à gauche (“ Yé ka bay yé nika ! ”). Tous ces mouvements rivalisent de grâce, d’aisance, de savoir-faire, de plaisir et ajoutent à l’ambiance d’une nuit entière pendant laquelle les danseurs évoluent inlassablement au même rythme du tambour. »
Le pas de base reste néanmoins le pas « glisé  » décrit précédemment

Les tenues

Pour les femmes, la robe Tètèche ou la robe princesse fait partie de la tenue d’apparat, d’une manière générale. Mais elles peuvent porter aussi la robe longue de jeune Cayennaise, fleurie, la robe à Kanmza, réhaussée du jupon blanc, du foulard piqué sur la poitrine, des escarpins ou des ballerines aujourd’hui, tandis qu’autrefois il s’agissait de mules.
Pour les hommes, un homme blanc (veste, pantalon, rehaussé par la cravate et le chapeau de feutre noir), mais dans le temps les hommes revêtaient une vareuse en grosse toile de couleur marine, un pantalon bleu, et complétait leur tenue de l’indispensable chapeau de feutre qu’ils abaissaient devant leur cavalière.

En conclusion

Le Grajé c’est une musique, écho d’un univers social – Créole guyanais en l’occurrence -, un art et des valeurs de vie…
« Issu de la société esclavagiste et coloniale, le Grajé qui a rythmé le travail mais aussi les instants privilégiés de détente et de créativité d’une population paysanne laborieuse, a généré un produit culturel où n’existe pas de barrière entre la musique, le chant et la danse, ni même - à l’instar de la dramaturgie contemporaine - entre les acteurs et les spectateurs. »
Tâchons de la préserver dans toute son authenticité.

(Une partie des éléments de ce descriptif est tirée des travaux d’Eddie Hardjopawiro  en hommage à son implication dans la vie associative et culturelle guyanaise.)


 
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